Interview avec Xavier Bettel dans le Paperjam

"Le Luxembourg est devenu bien plus mature en matière de digitalisation"

Interview: Paperjam

Paperjam: En 2015, le Luxembourg présentait sa stratégie digitale pour le pays. Six ans plus tard, quelles sont les réalisations les plus marquantes?

Xavier Bettel: Depuis son lancement, Digital Letzebuerg a lancé, accompagné ou soutenu plus de 60 initiatives collaboratives au Grand-Duché. Digital Letzebuerg a renforcé ou accéléré le développement d'écosystèmes centralisés autour des nouvelles technologies, comme la blockchain, l'intelligence artificielle ou encore la SG. Aujourd'hui, la phase de sensibilisation et d'incitation à la digitalisation est largement accomplie et le degré de maturité nettement plus avancé. Digital Lazebuerg est donc passé d'une "initiative" à un réel "mouvement" qui regroupe la multitude d'acteurs qui font avancer la digitalisation au Luxembourg. Et nous allons poursuivre nos efforts dans cette direction.

Paperjam: On évoque souvent certains développements plus "spectaculaires", comme Meluxina ou le projet de blockchain publique Infrachain. En quoi ces initiatives peuvent-elles profiter à l'économie luxembourgeoise?

Xavier Bettel: C'est un peu comme un phare sur le littoral: ces projets de grande ampleur ont une force d'attraction qui dépasse le pays et nous positionnent au niveau international. Avec ces lighthouse projects, il devient plus facile d'attirer les talents et investissements qui font tourner notre écosystème. Mais il s'agit bien sûr aussi d'apporter de la valeur avec des services qui manquent à l'écosystème. Par exemple, Meluxina délivre des services qui sont stratégiques pour les acteurs industriels. De même, Infrachain fédère l'écosystème blockchain et a été la base de lancement du Luxembourg Blockchain Lab.

Paperjam: Quelles sont les priorités du gouvernement en matière d'ICT pour les prochaines années?

Xavier Bettel: Tout d'abord, nous allons continuer à développer les infrastructures à la base de la transition numérique. Début octobre, j'ai présenté la nouvelle stratégie "ultra-haut débit" visant à réduire le clivage numérique dans la société en matière de connectivité et à développer l'écosystème des télécommunications au Luxembourg. Dans ce même contexte, le gouvernement vient d'annoncer la création du GIE MyConnectivity, un projet en collaboration avec le Luxembourg Internet Exchange. Il nous permettra d'accélérer l'implémentation sur le terrain de notre infrastructure numérique. Nous continuerons également à renforcer les écosystèmes d'innovation. Mon collègue Franz Fayot, ministre de l'Économie, travaille par exemple avec Luxinnovation et le Digital Innovation Hub sur l'interconnexion de l'écosystème luxembourgeois. Le gouvernement met tout en oeuvre afin de fédérer cet écosystème pour accéder aux fonds européens, par exemple via le Digital Europe Program ou la Connecting Europe Facility. Nous continuerons aussi à soutenir Infrachain et le projet Luxembourg Blockchain Hub au profit de la recherche appliquée. D'ailleurs, Infrachain lancera une étude sur les opportunités de l'écosystème blockchain au Luxembourg, début 2022.

Nous poursuivons aussi nos efforts visant à renforcer les compétences numériques avancées et de base. À travers la stratégie en matière d'intelligence artificielle, nous avons lancé des formations en blended learning, telles que Elements of AI au Luxembourg. Je citerais également le plan d'action national d'inclusion numérique du ministère de la Digitalisation, qui contribue à réduire le clivage numérique avec 18 initiatives concrètes, incluant toutes les parties de la société.

Paperjam: Pour supporter les développements ICT au Luxembourg, il faut des talents, qui sont particulièrement difficiles à dénicher. Quel regard portez-vous sur l'évolution des filières de formation au Luxembourg, singulièrement au sein de l'Université? Quelles autres initiatives doivent être mises en place pour attirer des talents à Luxembourg?

Xavier Bettel: C'est une évidence, nous manquons de profils techniques STEM (sciences, technologies, ingénierie, mathématiques) au Luxembourg. Mais je dois souvent rappeler que chaque écosystème numérique, de Cupertino à Berlin, souffre de la même pénurie. N'oublions donc pas que nous évoluons au sein d'un marché global des talents tech. Nous faisons beaucoup d'efforts pour augmenter le nombre de diplômés, pour faciliter l'accès aux formations spécialisées en technologie via l'Université. Avec les BTS en lycée nous avons créé un parcours qui constitue aussi une excellente voie pour décrocher un job dans le secteur ICT.

Paperjam: Quelle est l'importance des centres de recherche, liés à l'Université (SnT) ou non (List), dans les développements ICT au Luxembourg?

Xavier Bettel: Ce sont des institutions qui, d'un côté, témoignent de la maturité de l'écosystème luxembourgeois et, de l'autre, le renforcent. À travers ces centres nous pouvons mieux nous spécialiser et construire des équipes de recherche transnationales qui positionnent le Luxembourg dans les technologies de pointe. En même temps, leur expertise attire et forme des talents qui, souvent, restent au Luxembourg et intègrent notre tissu économique. Ce sont d'excellents catalyseurs!

Paperjam: Google et Microsoft viennent d'annoncer des investissements massifs en Belgique. Comment expliquer que le projet de Google au Luxembourg soit en stand-by?

Xavier Bettel: Le projet de Google n'est pas en stand-by. Il reste prioritaire pour le gouvernement, notamment parce qu'il permettra de soutenir les efforts de diversification de notre économie, et aussi parce qu'il s'inscrit dans le développement d'une économie digitale au Luxembourg. Comme dans d'autres dossiers similaires, l'investisseur veut une sécurité juridique. Or un recours judiciaire contre le reclassement de certaines parcelles où le centre de données devrait être installé a été lancé, et il n'a pas encore été tranché en dernière instance. La modification ponctuelle du plan d'aménagement général (PAG) de la commune de Bissen est contestée par une asbl devant le tribunal administratif. La décision en appel est attendue. L'investisseur attend la décision finale, alors que le projet fait actuellement l'objet d'une étude d'impact environnemental.

Paperjam: La souveraineté numérique est un problème de taille en Europe, considérant que les principaux opérateurs de Cloud publics sont américains. Comment remédier à cette situation? Est-il encore possible de voir émerger un champion européen du Cloud?

Xavier Bettel: Le marché de la technologie change. Qui croyait à un monde sans Nokia en 2000? J'ai l'impression que I'UE est plus réaliste par rapport à l'évolution de sa situation dans l'économie globale et que certains secteurs, notamment technologiques, sont maintenant vraiment perçus comme stratégiques. À Bruxelles, nous avons des textes sur la table qui encadreront les marchés numériques pour la prochaine décennie. D'importantes étapes ont été réalisées avec le DMA (Digital Markets Act, ndlr), le DSA (Digital Services Act, ndlr), le DGA (Data Governance Act, ndlr) ou l'AI Act (Artificial Intelligence Act, ndlr). Je sens, auprès de mes collègues européens, que nous gagnons en confiance en prenant en main notre propre destin, sans retourner dans une attitude protectionniste. Il s'agit plutôt d'une renégociation en faveur de nos valeurs européennes.

Paperjam: Au-delà de son rôle dans l'industrie et les services, quelle place doit avoir le digital, demain, au niveau des services publics, de l'État?

Xavier Bettel: Pour l'État, le numérique n'est pas une fin en soi. Mais je suis convaincu que la numérisation peut servir à faciliter la vie du citoyen, que ce soit via une infrastructure impeccable, des services numériques ou d'autres applications importantes au quotidien. En tant qu'administration, nous devons mener par l'exemple. En faisant nos propres devoirs, nous ouvrons la porte aux banques, aux employeurs et aux start-up qui veulent proposer des services numériques. C'est pourquoi la création du ministère de la Digitalisation a été fondamentale. En ce qui concerne les services numériques aux citoyens, il faut souligner combien la plateforme de numérisation des démarches administratives —MyGuichet.lu —a facilité nos interactions avec l'État. Cette année, l'application mobile MyGuichet.lu a été lancée et connaît un formidable succès. Une multitude de démarches administratives peuvent ainsi être réalisées en temps réel, partout dans le monde. Depuis peu, l'application permet aussi de consulter ses données personnelles et son casier judiciaire, ou d'accéder à des services pour les Luxembourgeois à l'étranger. Une nouvelle procédure de demande de prêts étudiants accordés par l'État luxembourgeois a été récemment lancée — un projet pilote exemplaire qui se basera sur la technologie blockchain. Dès février 2022, un assistant MyGuichet.lu pour la déclaration d'impôts digitale sera disponible. Nous travaillons à la mise en place du tiers payant généralisé, qui se basera également sur le digital. Les récents résultats de benchmarks européens prouvent que nous sommes sur la bonne voie: le Luxembourg se place en 5e position avec un score de 84% au classement général sur la maturité des États membres en matière d'eGovernment, commandité par la Commission européenne. Le Luxembourg progresse aussi dans le Digital Economy and Society Index (8e position). Nous affichons notamment un excellent score en matière de connectivité (4e position). Ce sont des résultats encourageants, mais nous ne nous reposons pas sur nos lauriers. Nous continuerons à développer des projets intéressants en 2022, je peux le garantir.

 

 

 

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